Le sang du Christ désacralisé

Pour célébrer l’Eucharistie, la plupart des églises choisissent du vin blanc légèrement doux acheté dans le commerce ou fourni par des vignerons locaux. Cette évolution marque une rupture avec la tradition d’un vin sacré  à l’étiquette dédiée  

Pas de messe ni de culte sans vin. Dès les premières célébrations de l’Eucharistie, le vin, « sang du Christ », était consacré et partagé entre les fidèles présents. Si la doctrine a évolué au cours des siècles, le rituel, lui, repose sur un socle immuable: le vin de la communion doit provenir de raisins fermentés sans ajout de sucre et sans aucun additif. Cette règle ne tolère aucune exception, comme l’a rappelé en juin 2017 la Congrégation romaine pour le culte divin et la discipline des sacrements dans une lettre circulaire adressée aux évêques. Publiée en français et dans sept autres langues, dont le latin, elle rappelait la « motivation théologique » de l’utilisation « de vin authentique ».

Du vin, du vrai, mais sans certification: l’Église fait confiance à ses ministres pour s’assurer de sa validité: il ne porte pas de label comme les produits casher (chez les juifs) ou halal (chez les musulmans). Tout vin de raisin pur convient pour cet usage. Les paroisses peuvent également librement choisir la couleur du vin: au fil du temps, le blanc a remplacé le rouge. Une option qui s’est imposée pour des raisons pratiques avant tout, selon Mgr Charles Morerod, évêque du diocèse de Genève, Lausanne et Fribourg: « On prend du blanc, et c’est souvent du vin doux parce qu’il se conserve mieux hors du frigo, une fois ouvert. » Autre argument souvent évoqué: le vin blanc a l’avantage de ne pas tâcher le linge  d’autel.

Ce choix s’est généralisé en Suisse et en France au sein des églises catholiques et réformées. « Il n’y a pas d’uniformité quant au producteur ou au cépage, souligne Stéphane Vergère, chancelier épiscopal du diocèse de Sion. De paroisse en paroisse, chacun y va de sa recette. Depuis que je travaille au diocèse de Sion, en 2000, nous achetons de la malvoisie du monastère de Géronde. Les vignes ont longtemps été travaillées par les sœurs. Aujourd’hui, le vin est produit par la famille Rouvinez. »

La laïcisation de la production du vin de messe s’est imposée un peu partout ces dernières décennies. C’est une rupture avec une tradition qui remontait au moyen-âge: les évêchés et les monastères des pays chrétiens ont produit leur propre vin, participant ainsi de manière active au développement de la viticulture. Les surplus étaient vendus et servaient à financer les communautés. En construisant des terrasses et  des murs en pierre sèche dans les vignobles en pente, les moines ont structuré nos paysages, comme le Dézaley, inscrit au patrimoine mondial  de l’Unesco.   

Le vin de messe a longtemps été produit spécifiquement à cet effet, avec une étiquette spécifique. L’habitude  subsiste dans certaines régions françaises, mais plus en  Suisse. « En Valais, Provins produisait un vin de messe, se souvient Stéphane Vergère. L’Evêque a d’ailleurs été parmi les premiers sociétaires de la coopérative. Mais cette tradition a fait son temps.  Désormais,  on utilise du vin acheté dans le commerce. Un fidèle s’en est plaint. Il se référait à certains articles du droit canon pour demander que l’on utilise un vrai vin de messe pour célébrer l’Eucharistie. Mais c’était une réaction isolée. A l’époque, des fidèles achetaient du vin de messe pour leur consommation personnelle. Cette demande a complètement disparu. »

Le vin de messe a longtemps possédé un important pouvoir de séduction. Il a entraîné la constitution de réseaux internationaux, notamment avec les pays ne disposant pas de vignoble. Au début du XVIIIe siècle, le tsar Pierre le Grand, séduit par le vin riche et tannique de Cahors, avait fait conclure un accord entre les producteurs du Lot et l’Église russe orthodoxe. Les exportations entre la France et la Russie ont duré plus de deux cents ans, avant de cesser lors de la révolution bolchevique de 1917. En 2006, des viticulteurs de Cahors ont cherché à reprendre contact avec l’Église russe. Une démarche qui est restée sans véritable lendemain.

Désacralisé, le vin de messe n’a pas perdu tout son attrait. Le 1er avril 2013, un lundi de Pâques, le journal Presse-Océan révélait que le pape François avait eu un coup de cœur pour le muscadet biodynamique du vigneron nantais Guy Bossard au point de le choisir pour ses célébrations eucharistiques. Ce pieux poisson d’avril a connu un succès  international en étant relayé par de nombreux médias. La démonstration que le sang du Christ garde un puissant pouvoir symbolique, même dans nos sociétés laïques.