Son père aurait souhaité qu’il devienne avocat, comme lui. Claude Frôté est devenu cuisinier avec le goût de la plaidoirie et des beaux produits. Attablé dans la salle de son restaurant, le Bocca, juste après le coup de feu de midi, le chef est intarissable: il défend avec la même verve la finesse de la féra du Lac de Neuchâtel et les saveurs exotiques d’épices orientales. Un métissage qui est un des fils conducteur de sa cuisine. « J’aime voyager et faire des découvertes culinaires, précise-t-il avec enthousiasme. Cela me donne des idées pour créer des nouveautés. »
Dans sa carte 2017, Claude Frôté propose ainsi une réinterprétation du haggis écossais, plat traditionnel à base de panse de brebis farcie. Il l’a découvert au printemps 2016 lors d’un séjour en Ecosse. Comme il a trouvé ça « très bon », il décidé de le réinterpréter à sa sauce en réalisant des raviolis abaissé minute fourrés à l’agneau et au fromage de brebis, relevé par un soupçon de whisky millésimé. Une merveille.
Un autre plat très réussi a des origines atlantiques, sur l’île portugaise de Madère: noix de saint Jacques crue et crevette à peine saisie dans sa nage froide d’agrumes agrémentée d’une touche piment et gingembre. « C’est inspiré d’un plat avec un poisson traditionnel qui ressemble à une anguille, raconte le cuisinier-voyageur. Ils le pèlent et le préparent en carpaccio avec du jus de pamplemousse. J’ai trouvé cela très intéressant. J’ai choisi la saint Jacques pour donner du gras dans la texture et la crevette pour sa dimension iodée. Cela se marie très bien avec la nage d’agrumes. »
Le chef étoilé qui aime tant donner des émotions gustatives se souvient-il de son éveil au goût? Son visage se fend d’un sourire d’enfant. « Le goût est profondément lié à l’affect. Cela commence souvent avec la cuisine de sa maman. Pour moi, ce sont les poulets rôtis des dimanches de fête qui embaumaient la maison. J’ai toujours aimé les odeurs festives, la fumée au-dessus des casseroles, l’agitation, les voix tonnantes. Cela m’a marqué à vie. Les odeurs sont des préliminaires qui donnent envie de manger. Leurs répétitions rassurent. Les meilleurs gâteaux du monde restent ceux de ma maman. A 93 ans, elle cuisine tous les jours. Midi et soir. Je lui dois beaucoup. »
Après avoir raccompagné et salué chaleureusement les derniers clients de sa voix qui porte, Claude Frôté reprend, un ton en dessous. « Le plaisir du goût, c’est le plaisir de la table. C’est la communion au sens littéraire. J’adore recevoir, partager. D’ailleurs, au fil des années, des clients du Bocca sont devenus des amis. Pour moi, c’est une des dimensions centrales de mon métier. Cela s’est un peu perdu ces dernières années dans l’hôtellerie et la restauration. »
Mais revenons au goût. Claude Frôté le compare avec humour au pêché: « Quand vous avez mis le pied dedans, il est difficile d’en sortir. » Il insiste sur la nécessité de le travailler, de l’aiguiser. « Avec le temps, le goût change. Avec l’expérience, on évolue. C’est comme pour les vins ou la musique. C’est aussi le cas pour la cuisine. Au début de ma carrière, je faisais beaucoup de plats beurre-crème-gratins. Aujourd’hui, je propose des plats plus légers. »
Ambassadeur des produits du terroir neuchâtelois mais aussi plus largement des Trois-Lacs, le cuisinier qui vit à La Neuveville (BE) aime tout particulièrement les poissons du lac et les fromages de la région. « Nous avons une grande richesse entre les sapins du Jura et le lac. J’adore la féra, la palée en fait, un poisson très répandu. J’ai créé de multiples déclinaisons de tartres. On a aussi des fromages exceptionnels. Vous pouvez l’écrire: nos Gruyères AOC alpage sont à faire pâlir les Fribourgeois. »
Pour s’approvisionner, Claude Frôté a mis en place au fil des années un important réseau d’artisans locaux. « J’aime rencontrer les bouchers, pêcheurs et vignerons pour déguster leurs produits. Avec une seule règle à laquelle je ne déroge pas: la qualité doit être irréprochable. »
Fort de cet attrait pour les produits frais et de proximité, il juge avec sévérité la multiplication des produits préfabriqués dans la restauration. Une tendance qui entraîne la présence dans les aliments de conservateurs et d’antioxydants, « un vrai problème » selon lui. « C’est mauvais pour la santé et ça pollue le goût, se fâche le chef. J’aime bien prendre l’exemple du salami. Si je coupe un morceau, je veux qu’il s’écorne après 10 minutes. Pas qu’il reste tel quel pendant plusieurs heures. C’est une vraie catastrophe. »
A la fin de l’année dernière, Claude Frôté a connu une déconvenue avec la perte d’un point dans le Gault&Millau 2017 (de 17 à 16). Il reconnaît que « ça fait mal ». Il l’explique par des accompagnements qui donnent parfois dans la simplicité, « peut-être trop », comme ces moitiés de pommes de terre au thym servies pour accompagner la viande. » Avec mon équipe, nous faisons absolument tout nous-mêmes. Rien n’est réchauffé, tout est chronométré pour que les ingrédients d’un plat soient prêts simultanément. Du coup, je privilégie des dressages plus faciles. Ma cuisine s’est épurée. Je ne cherche pas la sophistication. On me le reproche sans doute. » Il se remet en question et affiche son ambition: « Je veux récupérer ce 17. »
L’heure avance, il est bientôt l’heure de se quitter. Mais impossible de partir du Bocca sans boire un dernier verre de vin produit par le patron, un pinot noir 2014 de la Neuveville – premier millésime à être commercialisé. Après son chardonnay, bien connu des amateurs de vins suisses, il a voulu produire un rouge en rendant hommage « au plus grand des cépages ». Il a demandé au talentueux vigneron d’Hauterive Alain Gerber de s’en charger.
Le résultat est à la hauteur des efforts consentis. Un vin très abouti, tout en dentelle et en équilibre. Une bouteille qui a toute sa place dans la magnifique cave du Bocca, où trônent 25 000 bouteilles soigneusement rangées par régions. Un lieu magique où il est possible de prendre l’apéritif entre amis, un des passe-temps préférés du patron. ■
Paru dans le magasine de la Semaine du Goût 2017